Enseignant à La Cambre Mode(s) depuis une dizaine d'années, il est aussi directeur artistique pour certaines marques qui lui confient leur image. Rencontre avec un homme discret, mais engagé qui nous a livré sa vision, finalement très simple, de la mode.
Dans le cadre de votre activité d’enseignant, avez-vous l’impression de former des créateurs belges ?
Même si on ne peut pas forcément le déceler d’emblée, je dirais qu’il y a tout de même, c’est certain, une école belge. Pas qu’en mode, d’ailleurs. En photographie aussi. Si on donne les mêmes ingrédients à un photographe parisien, on n’obtiendra pas du tout le même résultat que si c’est un Belge qui est derrière l’objectif. Notre héritage culturel et artistique est forcément différent. Alors, oui, il y a une mode belge influencée par les Six d’Anvers.
Les Six d’Anvers, c’était il y a longtemps. La mode belge, c’est autre chose maintenant, non ?
Les jeunes créateurs issus de La Cambre Mode(s) ou de l’académie d’Anvers ont, c’est un fait, tous leur univers, mais leur manière d’appréhender le corps et le vêtement est un héritage de Martin Margiela, mais aussi de Comme des Garçons. Ces créateurs ont, à mon sens, tout fait, tout imaginé. Nous sommes donc, qu’on le veuille ou non, « des enfants de… »
Face à cet héritage, comme fait un styliste aujourd’hui pour construire sa propre identité ?
À La Cambre Mode(s), nous accompagnons les étudiants dans leur recherche d’une signature personnelle. La première question que je leur pose, lorsqu’ils arrivent en première année de Master : « Pourquoi faire de la mode en 2019 ? En quoi est-ce pertinent ? » À mon sens, la mode, ce n’est pas un métier, c’est une vie. Si on n’a rien à dire, il est inutile de créer des vêtements.
La Cambre Modes[s] - ateliers (c) Pierre DarasVous parlez de pertinence. Devenir créateur aujourd’hui, c’est encore utile ?
Bonne question… surtout dans un monde qui produit déjà trop de vêtements (l’industrie de la mode est tout de même l’une des plus polluantes) et où des centaines de jeunes diplômés en mode sortent des écoles chaque année. Mais oui, c’est encore utile, on s’habille tous les jours, et je veux continuer à acheter des vêtements de bonne facture, pensés et faits par des créateurs qui réfléchissent et traduisent leurs visions.
En tant qu’enseignant, les grandes questions du moment, les qualités durables de la mode par exemple, figurent-elles au centre de votre discours ?
Ces questions sont un moteur, en effet, mais c’est aux étudiants de se poser les leurs. Pour les y aider, j’ai décidé, depuis l’année dernière, d’inviter Nathalie Khan, professeur d’histoire de la mode à Central Saint Martins de Londres, à rencontrer mes étudiants. Son approche sensiblement différente de la mienne et son engagement très anglo-saxon – donc moins académique – dans les questions de genre, les aident à avancer dans leur réflexion personnelle. Ce qui nous semble important, en tant qu’enseignants, c’est de les pousser à creuser cette réflexion. À l’ère du digital, les étudiants sont tentés de rester à la surface sans s’investir ou approfondir. C’est à nous de les obliger à dépasser ce stade. Cette année, pour la première fois de ma carrière, j’ai vu des étudiants de première année acheter des tissus sur Internet. Pour un enseignant, c’est déroutant. Au-delà du fait que je ne cautionne pas cette démarche, elle m’oblige à remettre mon approche en question et à trouver de nouvelles pistes d’enseignement. Notre école est un laboratoire. À La Cambre Mode(s), les étudiants cherchent et se cherchent. Le canevas est là, mais, comme eux, nous devons constamment nous réinventer.
Une réflexion profonde sur le sens du vêtement, c’est la clé et la rançon du succès selon vous ? C’est cette démarche qui pourrait expliquer le triomphe de Marine Serre, diplômée de la Cambre(s) Mode et lauréate du prix LVMH en 2017 ?
Dès sa première année à La Cambre Mode(s), Marine Serre savait très précisément où elle allait. Pour réussir, il faut faire de bonnes rencontres, mais la part de génie est essentielle. Pour notre école, le succès de Marine Serre est forcément une grande fierté, mais compte tenu de son parcours, il est logique et évident.
Aujourd’hui, pour ne pas sombrer face à une concurrence trop rude, un créateur a-t-il intérêt à se distancier du fonctionnement classique du secteur avec ses Fashion weeks, ses grands groupes dominants, etc. ?
Tout est possible. Chacun doit trouver sa trajectoire et le sens qu’il souhaite donner à son parcours. Comme je l’ai dit, pour moi, la mode, c’est une vie, plus qu’un métier. Alors, ne pourrait-on pas juste se dire que l’important, c’est de tendre vers un retour aux vraies valeurs, aux vêtements coupés dans de belles matières, au côté rassurant d’une mode plus éthique ? Et, de manière plus large, au « vivre ensemble », au bonheur, tout simplement.
Interview de Marie Honnay
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