En contact permanent avec les industriels pharmaceutiques, les biotechs et les centres de recherche académiques et privés, la société Alphabiotoxine s’investit au quotidien dans le prélèvement de venin.
Ces venins sont prélevés sur des serpents, scorpions, araignées, hyménoptères (abeille, guêpes, frelons…), batraciens (grenouilles, crapauds, salamandres…) ou encore de gros lézards d’Amérique centrale (Helodermes), d’Asie et d’Afrique (Varans)... mais encore méduses, anémones de mer, coraux, poissons et cones (escargots marins) pour permettre la préparation des médicaments de demain.
Le quotidien des patrons d’entreprise ne se résume pas à un bureau, une chaise et un laptop. Certains y ont ajouté une pointe d’exotisme dans un univers très rigoureux et d’une grande précision de chaque instant. Si aujourd’hui, la direction du laboratoire est placée sous la direction du Dr. Aude Violette, Rudy Fourmy, toujours présent, reste le fondateur d’Alphabiotoxine, pour qui tout a commencé en 2009. « Voici 10 ans que l’idée m’est venue. Historiquement les venins étaient produits pour la fabrication des sérums antivenimeux mais dans les années 80, quelques laboratoires ont produit des venins pour la recherche de nouvelles molécules essentiellement à vocation thérapeutique. Le principal problème se situait au niveau de la faible quantité de venin disponible. A titre d’exemple, obtenir les 5gr de venin de scorpions nécessaire pour les travaux de recherche demandait une quantité d’animaux impressionnante. Il faut plusieurs centaines de petites veuves noires pour récolter quelques milligrammes de venin seulement. » Heureusement les techniques ont évolué. Aujourd’hui, quelques milligrammes suffisent pour réaliser le même travail. Ce qui ouvre le champ d’investigation à de nombreuses nouvelles espèces.
Bien-être animal, diversification et qualité
Au sein de l’entreprise située à Montrœul-au-Bois dans le Hainaut, l'élevage des animaux et l’extraction des venins se font selon des procédés respectueux du bien-être animal. « Nous mettons un point d’honneur à respecter autant que possible le bien-être de nos animaux, que nous considérons davantage comme des collaborateurs que comme du matériel de laboratoire. Les animaux sont ainsi maintenus individuellement afin d’assurer au mieux leur suivi, dont leur alimentation et leur croissance. Les animaux reçoivent évidement une alimentation riche et variée. Rats, souris, poissons ou insectes divers sont au menu. Notez que les proies ne sont jamais distribuées vivantes, question d’éthique. Le nombre d’animaux présents est fluctuant. La capacité maximale est de 200 serpents et 3000 invertébrés au total suivant les tailles (scorpions, araignée...). »
Pour assurer aussi le confort des animaux, le venin est parfois collecté sous anesthésie, et parfois à l’aide de stimulants électriques ou osmotiques. Après la récolte, suivant les demandes des clients, les venins sont soit séchés, lyophilisés ou cristallisés sous vide. « A la fin du siècle dernier, les techniques d’analyse de venin ont évolué et des demandes particulières commençaient à être exprimées. Avec un ami, on s’est dit qu’il y avait une place disponible sur ce marché de niche. La réflexion et l’incubation du concept Alphabiotoxine a pris beaucoup de temps, mais lorsqu’on s’est aperçu qu’on tenait le bon bout, on a foncé. On s’est ainsi spécialisé dans la production de venin en petite quantité mais en proposant une collection très diversifiée, comme le venin d’organismes marins, par exemple. Au fil du temps, on a vraiment acquis un savoir-faire dans les productions originales. On s’est autofinancé et cela a pris du temps encore et toujours. Mais dans ce domaine, il faut être patient, alors qu’aujourd’hui on lancerait sans doute un crowdfunding. Actuellement, on exporte plus de 90% de notre production, dont 70% vers l’Europe. Un peu plus de 5% seulement sont réservés à la Belgique », ajoute Rudy Fourmy.
Congelés à très basse température et le plus souvent lyophilisés, les venins produits dans nos laboratoires sont stockés à –18°C pour garantir un produit d’excellente qualité. « La traçabilité est un de nos engagements majeurs. Il est en effet possible de retracer et documenter le parcours du venin de son extraction à sa distribution en passant par toutes les étapes de transformation. »
Des clients prestigieux
Alphabiotoxine est l’une des entreprises les plus performantes dans le domaine, avec un catalogue de plus de 300 références. Elle est capable de répondre à toute demande particulière (espèces rares, hybrides, fratries, plasma sanguin, prélèvements de venin sur support particulier, bases pour teinture mère, etc.) : « Nous avons notamment des grands groupes pharmaceutiques et des biotechs comme clients, mais aussi des universités. Nos venins partent essentiellement à destination de la recherche médicale, pour de la production de tests de diagnostics notamment. »
Si à l’origine, les demandes affluaient pour des venins de scorpions, araignées, Bufonidae (batraciens-crapauds), Helodermes (gros lézards d’Amérique centrale) et hyménoptères aculéates (guêpes, abeilles, frelons, bourdons), aujourd’hui les organismes marins tels que coraux, anémones, méduses, poulpes et holothuries offrent de nouvelles opportunités en matière d’extraction de venins.
C’est pour cela que plusieurs grands groupes de recherche se sont tourné vers Alphabiotoxine.
Un travail reconnu par l’Europe
Au-delà de la recherche, les enjeux économiques sont très importants et l’Union Européenne ne s’y est pas trompée en finançant, voici quelques années, des programmes de recherche auxquels participe Alphabiotoxine (cancer, diabète, hémostase, transmission nerveuse…) comme fournisseur ou partenaire. « Avec le programme Venomics, nous étions le fournisseur principal du projet européen. Ça a été un travail de longue haleine. Sur les 200 espèces étudiées, 25.000 molécules ont été isolées, et 4 ou 5 font déjà l’objet de recherches approfondies. » Pour rappel, le programme Horizon 2020 soutient la recherche et l'innovation en Europe grâce à un budget de 80 milliards d'euros pour la période 2014-2020. Parmi les projets financés, Venomics est une ambitieuse étude visant à transformer le venin de diverses espèces en remèdes médicaux.
Sécurité et acheminement
La sécurité est aussi un point important de l’activité. Ces animaux sont quand même dangereux et il n’y a pas de place pour la distraction. Ainsi toutes les tâches sont protocolarisées afin de réduire le risque le plus possible. L’élevage est surveillé et le personnel composé d’une petite dizaine de collaborateurs suit une formation continue, rigoureuse et approfondie à la manipulation de ces animaux et à la conduite à adopter en cas d’accident. « Notre politique de sécurité et notre vigilance ont permis d’éviter l’accident grave. Une seule intervention d’urgence s’est produite en 10 ans alors que dans ce type d’exploitation survient en général un accident tous les 18 à 24 mois! On est passé cette fois là très près de la catastrophe mais ce sont les risques inhérents à la profession…»
« Le transport de venin une fois la commande effectuée représente aussi une tâche complexe. Les produits sont conditionnés en flacons scellés et sont expédiés dans la plus grande discrétion », précise Rudy Fourmy.
Actuellement, l’un des projets sur lequel travaille la société est une molécule extraite du venin du crapaud buffle pour l’élaboration d’un test diagnostic de l’éclampsie (affection en fin de grossesse). Ce travail de recherche se fait entre autre en collaboration avec les Universités de Mons et de Liège, où de nouveaux équipements d’analyse ont récemment été acquis au sein d’une importante plateforme de spectrométrie de masse (Bio Profiling et MS Quanta).
Par Vincent Liévin
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